Ernst Jünger, un regard
stéréoscopique
Par Luc-Olivier d’Algange

L'œuvre de Jünger dément ce lieu commun
sans cesse colporté que l'intérêt porté aux livres, aux choses écrites,
contredit l'attention portée au monde sensible, aux aspects de la nature et de l'immanence.
Cette alternative imposée entre le sensible et l'intelligible ne reproduit pas
seulement une interprétation erronée de la philosophie platonicienne, elle nous
contraint à n'accéder à l'existence qu'en nous privant de la moitié du monde.
Contre ce nihilisme plus ou moins insidieux, Ernst Jünger inventa ce qu’il
nomme la vision stéréoscopique.
Percevoir en même temps et aux fins d'un accomplissement musical cohérent, mais
de sources différentes, est un acte de l'entendement que presque tout, dans le
monde moderne, nous dissuade d'exercer. L'œuvre de Jünger nous restitue à cette
vision plénière du monde comme cosmos,
comme ordre, qui embrasse d'un seul regard l'alpha et l'oméga,- à
cette orée où l'entendement se découvre lui-même comme une surface réfléchissante.
La gnose poétique permet à l'homme d'être le miroir du monde, c'est-à-dire d'être,
dans la toute-clarté du mystère, l'infini à lui-même, au lieu de projeter
dérisoirement sur le monde ses propres limites.
Les choses écrites ne nous éloignent pas
des choses du monde car les choses du monde sont également des choses écrites.
La gnose poétique invite l'entendement humain à la circulation des symboles. Ce
que nous recevons du monde et notre écriture sont écrits en nous. Nos mots
s'ordonnent selon notre volonté, certes, mais notre volonté demeure une énigme
morose si nous ne savons point reconnaître en elle le Logos lui-même. La vision
stéréoscopique participe de la métaphysique
expérimentale, praxis de la gnose poétique qui reconnaît dans les choses
elles-mêmes l'éclat du Logos. Dans Grains
de pollen, Novalis écrit: « Comment
un homme comprendrait-il une chose dont il ne porterait pas le germe en lui ?
Ce que je suis destiné à comprendre doit se développer organiquement en
moi. » Dès lors, comprendre, c'est reconnaître que la
distinction entre le moi et le non-moi devient fallacieuse.
Selon
Origène, les trois sens de l'Ecriture correspondent aux trois parties de
l'homme, le corps, l'âme et l'esprit,- si bien que connaître l'écriture du
monde, c'est à l'évidence se connaître soi-même et assister à l'accroissement
du sens, à la délivrance, par étapes, du sens, à sa glorification alchimique à
l'intérieur de nous-mêmes. Loin de se replier dans une intériorité dédaigneuse
du monde, l'art de l'interprétation jüngérien fonde sa métaphysique
expérimentale sur la vive attention portée aux innombrables signatures de l'immanence. Traditionnelle, au sens universel et
métaphysique du terme, l'œuvre de Jünger retrouve ainsi la puissance opérative
que l'exégèse médiévale attribue à l'Esprit Saint. « A la lumière de l'Esprit-Saint, écrit Gusdorf, les significations des mots et des choses reflétant les rayons du Verbe
renvoient l'une à l'autre, de réverbérations en réverbérations jusqu'au
principe suprême de toute illumination. La circulation du Sens se referme sur
elle-même selon la conformation générale d'un espace clos, dont la circularité
évoque l'infini de Dieu. »
Rien
n'échappe à cette circularité, l'intérieur est entraîné vers l'extérieur, et
l'extérieur se laisse reconnaître par l'intérieur. La gnose poétique est une
connaissance en mouvement, mais ce mouvement célèbre la gloire de l'Un et
délivre le message diplomatique de l'Immobilité. L'œuvre de Jünger qui n'est
rien moins que dogmatique au sens péjoratif du terme, s'ouvre à chaque instant
sur une théodicée d'autant plus
opérative qu'elle surgit, pour ainsi dire, à l'improviste du cœur
d'observations en apparence disparates. Le lecteur moderne, qui est toujours
plus ou moins un lecteur spécialisé, ne laisse pas d'être dérouté par les
livres de Jünger car, n'en comprenant point l'orientation, il se laisse
submerger par la variété des aperçus.

L'œuvre de Jünger exige de son lecteur
même l'exercice de la vision panoramique et stéréoscopique : « Dans l'univers envisagé comme monde
du Nombre, se dissimule le mystère des voyages de l'Un à travers l'infini. Il
baigne dans la création, baigne dans la destruction comme dans le flux et le
reflux. Plus nous nous éloignons de ce savoir, et plus l'angoisse croîtra. »
Lorsque la pensée atteint son rang poétique et métaphysique, qu'elle n'est plus
pensée prolétaire, ni pensée bourgeoise mais pensée héroïque et sacerdotale, elle devient pareille à l'Un dans son
voyage à travers l'infini. Les fausses sécurités que la médiocrité bourgeoise
institue comme normes politiques augmentent l'angoisse, et plus cette angoisse
devient lancinante plus on nous dit que, le monde métaphysique n'étant qu'une
illusion, nous n'avons aucune raison de nous inquiéter. L'angoisse moderne rend
nécessaire le recours à la léthargie, à la sécurité mensongère de la
médiocrité, voire de la vie inférieure à toutes les exigences et à tous les
périls qui firent de l'homme antique et de l'homme médiéval une Figure
héroïque. L'écrivain moderne, s'il veut échapper à la réprobation et à la
censure doit se faire, en cette fin de siècle, l'apologiste déterminé de la
médiocrité,- mais cette médiocrité lui fait perdre, par la même occasion,
l'assurance magnifique, propre à la Figure du poète et le condamne à l'angoisse
et à l'insolite, c'est-à-dire à la solitude sans courage qui caractérise
l'individualisme de masse de nos sociétés dites de « communication ».
Là où le Dire s'étiole, la communication
se répand. Le génie de Jünger fut d'avoir, dès ses premiers livres, pris la
mesure de ce qui allait se jouer dans les décennies prochaines. L'analyse du Travailleur demeure pertinente encore
aujourd'hui, à cette seule réserve que le Travailleur ne s'est pas, ainsi que
l'y engageait Jünger, haussé au rang de Figure créatrice, et ne s'est pas
davantage, par voie de conséquence, affranchi de sa dépendance à l'utilitarisme
bourgeois, celui-ci s'étant, au contraire, accommodé de la technique au point
d'en faire le mode d'expression privilégié de sa volonté de planification et d'uniformisation.
Ceci dit, l'attaque des premiers
ouvrages de Jünger reste exemplaire en ce qu'elle sort d'emblée des
préoccupations sentimentales, psychologiques ou sociologiques, et donne ainsi à
l'auteur une latitude qui, immédiatement, donne une idée du nouvel ordre de grandeur d'une pensée et
d'un art délivrés des problématiques bourgeoises.
Nous ne pouvons atteindre à ce que
Jünger nomme la vision stéréoscopique sans l'expérience de cette latitude, de
cette grandeur qui nous fera de plus en plus étrangers aux psychologies et aux
sociologies profanes et de plus en plus familiers des mythes et des dieux. La
stéréoscopie que l'on pourrait dire horizontale ou diachronique saisit à la
fois le phénomène infime et le phénomène immense, le rêve de l'individu et la
vaste configuration historique où l'individu se trouve pris à ce moment-là.
Mais on peut également imaginer une stéréoscopie verticale et synchronique qui
unirait, elle, en une seule perception, l'élément passager et l'élément
éternel, la furtivité des existences transitoires et l'éternité glorieuse de
l'être. Il n'est point de métaphysique possible sans cette longitude de
l'entendement.
Alors que la stéréoscopie diachronique
nous donne à comprendre ce qui unit, dans l'accomplissement d'un destin, les
circonstances qui firent naître un empire et celles qui le feront disparaître,
la stéréoscopie synchronique, elle, nous laissera entrevoir en quoi, la fine
pointe de l'instant où notre conscience se révèle à elle-même vaut à elle seule
tous les empires, car elle est le sceau immémorial de l'impérialité en soi. La
vision stéréoscopique nous enseigne à être à la fois dans la Figure et dans
l'au-delà de la Figure, dans le Type et dans l'au-delà du Type, dans le Nom et
dans l'au-delà du Nom. « Le chemin
commence avec Dieu et finit dans le Sans-Limite » écrit Sohravardî
dans un admirable traité sur l'attestation de l'Unique. Dans Philémon et Baucis, texte publié en
1972, et sous-titré La mort dans le monde
technique et dans le monde mythique, Ernst Jünger écrit: « Qu'est-ce que des hiéroglyphes ? Ce
sont des signes plus forts que le texte qu'ils représentent: ils entaillent en
profondeur, par-delà la surface, par-delà les époques et les conjonctures, ils
décrivent, sous les vêtements, ce qui s'y drape et s'y transmue. En ce sens, la
nef Argo va plus loin que la Colchide; le voyage est la traversée du temps
lui-même, avec un équipage qui change,- il s'agit toujours de la formidable
gageure qui fait le fonds de tout présent, là du moins où il est aventure qui n'a pas de fin; qui ne prend fin qu'avec
le temps. »
La vision
stéréoscopique saisit en même temps, mais sans en confondre les provenances, la
surface et la profondeur, le moment et l'au-delà des époques et des
conjonctures. Toute herméneutique digne de ce nom suppose comme préalable cet
élargissement de la vie auquel correspond un élargissement du champ de la
conscience. L'herméneutique est un exercice de lecture auquel s'applique un
entendement dont la nature vive et cristalline fut éveillée par la vision stéréoscopique
et cette herméneutique, nous dit Jünger,
est un voyage.
Tout herméneute est argonaute. Le sens
est la Toison d'Or. Mais si la nef Argo va plus loin que la Colchide, c'est en
effet que le temps lui-même est la métaphore de la traversée mythique, et non
l'inverse ! Si bien que le Sans-Limite sohravardien est toujours devant nous
dans notre quête herméneutique, comme un bien suprême « une
formidable gageure. » La vision stéréoscopique donne la mesure de
notre être-là, de notre « dasein »,
entre les mondes de la surface et les mondes de la profondeur, dans cette
périlleuse dialectique de la surface et de la profondeur qui caractérise toute
navigation. Le navigateur est herméneute car le principe même de son art et de
sa survie est d'interpréter les signes que lui apportent le ciel et la mer.
L'herméneute est navigateur car il traverse le temps, vers son bien et son
beau, selon la formule rimbaldienne, comme la métaphore d'un Mythe. Les dieux ne sont absents que pour ceux qui
ne naviguent point. L'Odyssée,
les Argonautiques portèrent jusqu'à
nous la grande vague resplendissante de la connaissance des dieux car ses
récits sont issus de l'aventure maritime. Là où l'homme s'aventure entre les
hauteurs et les profondeurs, les dieux apparaissent.

L'art de l'interprétation favorise l'avènement des dieux et ses dangers, de même
que les sciences de l'explication étayent l'illusion de sécurité si chère aux
bourgeois modernes qui n'aspirent à rien tant qu'à être assurés de leurs
prérogatives et rassurés quant à leur devenir: d'où la science déterministe et
la morale progressiste. L'hostilité plus ou moins prononcée que l'œuvre de
Jünger suscite auprès des intellectuels bien-pensants ne s'explique pas
autrement. L'enjeu de la gnose poétique d'Ernst Jünger se situe trop clairement
dans la ligne d'un réalisme héroïque qu'aucun pessimisme ne décourage pour
qu'il y eût la moindre chance de la faire servir à la profanation ou à la
« démystification » des anciennes grandeurs. A ses anciennes
grandeurs que sont les Mythes et les dieux, Ernst Jünger va plutôt comparer le
monde qui vient, et dont, à vrai dire on ne peut dire qu'il vient que parce
qu'il est déjà là : « Le voyage
de la nef Argo porte déjà les signes de la grande aventure: l'élan vers des
lointains illimités, la proximité de la mort, l'intrépide espérance que rien
jamais ne comblera: même chose jusqu'aux conquistadors, jusqu'aux excursions
cosmiques. La prescience, plus forte que tout savoir, pousse à l'extrême
lointain et ce qui s'y cache. Elle veut se conformer dans la trouvaille, la
découverte, la mise au jour. Le contact avec l'inexploré est au fond plus
attirant que le gain. Il reconduit couche après couche pour ainsi dire,
jusqu'au coeur des cités souvent détruites et rebâties,- au placenta des
transmutations »
Le réalisme héroïque, si l'on accepte de
le voir lui-même d'un regard stéréoscopique, se caractérise par la précellence
de la quête sur le but ou sur le gain. Ernst Jünger nous dit les données
fondamentales d'une morale qui, pour être devenue étrangère à l'occidental
moderne n'en dispose pas moins de profondes ressources. Peut-être le moment
est-il plus proche qu'on ne le croit où il sera fait appel à ces ressources et
au génie alchimique de la transmutation dans les circonstances les plus immédiatement
perceptibles de la vie quotidienne ? La prescience qu'évoque Jünger est déjà le
fait, selon qu'il nous plaira d'user de la terminologie stendhalienne ou
gobinienne, de ces « rares
heureux » ou de ces « fils
de roi » auxquels nous entendons seuls nous adresser.
Les
mots sont des augures, et lorsqu'ils viennent à la rescousse de nos pensées en
escadres amies, il faut bien croire que de solennelles retrouvailles se
préparent. La sinistre morale utilitaire, pour laquelle la fin justifie les
moyens a fait son temps, dont il est permis de considérer qu'il fut déjà
excessivement long; les temps reviennent de la prescience qui trouve dans le
moyen lui-même, dans le style et dans la nuance, les hiéroglyphes des fins
dernières. Avons-nous cessé d'entendre quelquefois que ce que nous faisons ne
servait à rien. Ce sera désormais l'honneur de la parole de n'être point serve
et l'honneur des hommes qui la reçoivent et la transmettent d'être des maîtres
sans esclaves; c'est-à-dire, au sens jüngérien, des Anarques. Alors que
l'anarchiste est un dévot, qui voit le monde de façon unilatérale, l'Anarque
voit le monde à la fois du côté de l'autorité et du côté de la rébellion.
L'anarchiste est le préfigurateur désuet du bourgeois: son « ni Dieu, ni
Maître » exprime la pensée profonde de tous les petits employés qui
redoutent, par-dessus tout d'être des dieux ou des maîtres. L'anarchiste
prépare l'avènement de la médiocrité, l'Anarque en marque le terme et cultive
sa science des hommes et de l'histoire comme une prescience du nouveau règne.
La poésie de Stephan George donne
quelque idée de cette transmission initiatique du Dire, de disciple à disciple,
dans l'impérialité d'une morale chevaleresque où la beauté du geste prime sur
ses conséquences, non en vertu d'un esthétisme aisément réfutable mais par
fidélité à une vision métaphysique. La nef Argo que conduisent les
navigateurs-poètes dont le regard stéréoscopique embrasse à la fois l'éclat de
la mer et la lumière mythique, témoigne de l'inépuisable ressource d'une connaissance
qui demeure en réserve dans le cœur, c'est-à-dire dans le courage propre à la
Figure héroïque. Au cœur du monde, au cœur de la préscience auguste de l'être
se trouve le germe philosophal de toutes les transmutations passées, présentes
et futures. La fin de la morale bourgeoise, inhumaine par excès de mesquinerie,
est inscrite dans la beauté même du geste qui nous affranchit de la fin utile.
Point de fin car, pour la gnose
poétique, tout est dans le recommencement.
Toute connaissance est Retour: ce que le monde a déposé en nous revient en
nous, s'élève au rang divin par la conscience illuminée de son propre
saisissement, dans le heurt du visible et de l'invisible. L'éclair de la
rencontre jaillit et illumine « le
lointain illimité et la proximité de la mort »,- ces paysages du Grand-Large
que dissimulent aux regards profanes, les moindres choses. Si le regard profane
est bien le regard unilatéral, nous entrevoyons que le regard stéréoscopique
est l'annonce d'un regard sacré qui reçoit dans sa courbe les Anges et les
Dieux, mais encore faut-il que quelque chose « vienne de l'autre
côté ». La question des dieux ouvre la
perspective hölderlinienne dans l'œuvre
d’Ernst Jünger.
Luc-Olivier
d’Algange